Le 20/05/2013, un documentaire a été mis en ligne sur dailymotion: La fille aux yeux rayons X.
Natasha Demkina a un don extraordinaire : elle peut littéralement voir à travers les gens. Son histoire peut sembler sortie d'un roman de science-fiction mais les médecins ne sont toujours pas en mesure de réfuter ses étonnantes capacités. Natasha a le pouvoir de voir dans le corps des gens et de diagnostiquer correctement leurs problèmes médicaux, sans recourir à une échographie ou une radiographie.
Vers la fin du documentaire, Natasha est soumise à un test par des "scientifiques sceptiques". Ce test s'est déroulé de façon lamentable, et ce point est l'objet de la discussion du présent article.
Commençons d'abord par l'absence de prétest. Il est d'usage, afin de réaliser une telle expérience de parapsychologie, de soumettre le sujet à un prétest, un ou plusieurs essais pour s'assurer que le sujet est dans de bonnes conditions pour réaliser le test. Aucun prétest n'a eu lieu.
Venons-en à l'expérience menée sur Natasha. On a présenté à celle-ci sept personnes avec une particularité anatomique : l'un avait une plaque de métal dans la tête, l'autre n'avait pas d'appendicite, etc. Si Natasha a vraiment les pouvoirs qu'elle prétend, elle aurait dû être capable d'identifier, en grande partie, ces particularités qui devraient être visibles pour quelqu'un qui "voit dans les corps".
Les sept particularités ont été présentées à Natasha. Il s'agissait donc pour elle d'attribuer chacune de ces particularités à la personne correspondante.
Cet exercice, si on le réalise au hasard, est identique à un "problème de chapeaux" bien connu en probabilités :
Sept hommes laissent leur chapeau au vestiaire. Au moment de quitter les lieux, chaque homme reprend un chapeau au hasard. Quelle est la probabilité qu'aucun de ces hommes ne récupère son chapeau ? Qu'un seul homme récupère son chapeau ? Que deux hommes récupérent leur chapeau ? Etc.
Ce problème se résoud à l'aide de la notion du nombre de dérangements d'un ensemble. Un dérangement d'un ensemble est une permutation de cet ensemble qui ne laisse aucun point fixe. La formule donnant le nombre de dérangements d'un ensemble à \(n\) éléments, que nous notons \(D_n\), est: \[ D_n = n! \sum \frac{{(-1)^k}}{k!}. \] Considérons, pour le cas qui nous intéresse, un ensemble à \(7\) éléments. Il y a \(7! = 5040\) permutations possibles de cet ensemble. Parmi celles-ci, il y a \(D_7 = 1854\) permutations qui ne laissent aucun élément à sa place. Ainsi, la probabilité qu'aucun homme ne récupère son chapeau est de \(\frac{1854}{5040} \approx 36.8\%\). Cette probabilité est toutefois assez élevée, elle est déjà une indication que faire mieux que le hasard ne sera pas facile.
Intéressons-nous maintenant à la probabilité qu'un homme exactement récupère son chapeau. Il y a \(7\) possibilités pour l'homme en question. Celui-ci récupère son chapeau, et aucun des \(6\) hommes restant ne récupère le sien : le nombre de possibilités de cette occurence est \(D_6=265\). Au final, il y a \(7 \times 265 = 1855\) possibilités pour qu'un homme exactement récupère son chapeau, et la probabilité que cela arrive est de \(\frac{1855}{5040} \approx 36.8\%\).
En sommant ces deux premières éventualités, la probabilité qu'aucun homme ou qu'un seul homme récupère son chapeau, est approximativement \(73.6\%\). Atteindre un meilleur résultat commence à s'avérer difficile. Poursuivons. Quelle est la probabilité que deux hommes exactement récupère son chapeau ? Le nombre de possibilités pour les deux hommes en question est \({7 \choose 2}=21\) (coefficient binomial, nombre de parties à \(2\) éléments dans un ensemble à \(7\) éléments), et le nombre de possibilités pour qu'aucun des \(5\) hommes restant ne récupère son chapeau est \(D_5 = 44\). Cela fait \(21 \times 44 = 924\) possibilités, et une probabilité de \(\frac{924}{5040} \approx 18.3\%\).
Sommons les probabilités obtenues jusqu'à maintenant : la probabilité qu'au plus deux hommes récupèrent leur chapeau est approximativement \(91.9\%\).
On poursuit ainsi de suite. Le principe est maintenant clair. Si on note \(D_{n,k}\) le nombre de possibilités que, parmi \(n\) hommes, \(k\) hommes exactement récupèrent leur chapeau, ce nombre est donné par la formule \[ D_{n,k} = {n \choose k}D_{n-k}. \]
La valeur suivante, \(D_{7,3}\), le nombre de possibilités que \(3\) hommes exactement récupèrent leur chapeau, est de \(315\). Et la probabilité que cela arrive est alors \(\frac{315}{5040} = 6.25\%\).
À ce stade, nous avons atteint la probabilité qu'au plus \(3\) hommes récupèrent son chapeau : celle-ci est \[ \frac{1854+1855+924+315}{5040} \approx 98.2 \%. \]
Natasha, si elle répond au hasard, a moins de \(2\%\) de chance de réaliser un score au-delà de \(3\) réussites. C'est-à-dire qu'obtenir au moins \(4\) réussites en réalisant le test au hasard est un événement assez exceptionnel, de moins de \(2\%\) de probabilité. On a souvent coutume en statistiques, de choisir un seuil de cet ordre, pour dire que le sujet "a fait mieux que le hasard" s'il parvient à un tel résultat.
Venons-en au résultat de Natasha. Celle-ci a réalisé cet événement assez exceptionnel : elle a réussi à correctement attribuer les particularités anatomiques de ces \(7\) personnes à \(4\) d'entre elles.
Mais les “scientifiques sceptiques” lui ont annoncé “Quatre sur sept !”… sur le ton de l’échec ! Ceux-ci avaient fixé le seuil de succès à \(5\) réussites.
N’est-ce pas un peu léger de mettre un terme à ces expériences de cette façon ? Les sceptiques n’ont même pas organisé de prétest pour Natasha, c’est-à-dire un test préliminaire, dans des conditions similaires au test final, que Natasha aurait pu recommencer jusqu’à ce qu’elle se sente suffisamment à l’aise dans ces conditions.
Comme nous l’avons vu, le résultat qu’elle a obtenu, \(4\) réussites, n’était pas banal. Ce résultat aurait été un seuil raisonnable pour déclarer que Natasha a fait “mieux que le hasard”. Il aurait fallu ensuite réaliser une autre série de tests pour s’assurer que Natasha n’a pas eu un simple coup de chance, ou pour voir si elle était capable de faire mieux. Mais les “sceptiques scientifiques” ont décidé de mettre un terme à ces expériences, sans même annoncer à Natasha que son résultat n’était pas banal, lui laissant le goût de la déception. Cet “échec” leur suffit pour croire définitivement que Natasha n’a pas de pouvoir paranormal. Est-ce vraiment là une attitude “sceptique scientifique” ?